Si l’architecture est le premier art, l’art majeur de concevoir et construire des espaces, elle constitue la matrice de la recherche picturale de Chazme, une abstraction formelle inspirée des géométries urbaines et nuancée d’une chromatique singulière qui ouvre une perspective métaphorique. L’univers formel qui se déploie comme un dédale d’édifices représente-t-il ce à quoi l’Homme se heurte dans la contemporanéité postmoderne ? S’agit-il des labyrinthes intérieurs dans lesquels nos rêves nous entraînent ? Ces artefacts sont-ils de nature à nous relier ou à nous séparer, nous isoler dans des ségrégations murales ? L’œuvre de Chazme ouvre d’inépuisables questionnements aussi bien d’ordre intime que sociétaux.
Un propos pictural inspiré de l’architecture
Architecte urbaniste diplômé de l’université de technologie de Varsovie, Chazme a toujours considéré la topologie des villes comme un prisme pour aborder la complexité du rapport de l’Homme au monde, sa manière souvent paradoxale de l’habiter. Le point de départ de ses recherches picturales est souvent l’architecture des ensembles urbains qu’il observe lors de ses pérégrinations citadines, mais plus que la forme, ce qu’il cherche à transcrire dans ses compositions abstraites, c’est le ressenti que peut susciter le construit environnant : l’anxiété, l’oppression, mais aussi l’énergie cinétique des flux. L’angoisse est un séjour sans lieu, écrivait Levinas, et cette question pour chacun de trouver sa place, à la fois symboliquement et dans les figures du réel, convoque à la fois l’individualité la plus intime et les formes du lien social que les architectures contribuent à dessiner à travers des dynamiques qui parfois associent et parfois cloisonnent. Les murs apparaissent comme des limites, des périmètres bornés, les ensembles complexes font craindre l’égarement, et pourtant les œuvres de Chazme, qu’il s’agisse de fresques monumentales in situ ou de toiles, semblent réintroduire dans cette brutalité verticale une poésie en nuances chromatiques, une part de rêve, des horizons et perspectives insoupçonnés, ou bien suggérer un regard critique sur les excès postmodernes et leurs effets aliénants et déshumanisants.
La colorimétrie comme langage
Les univers chromatiques singuliers de Chazme ouvrent le possible d’une narration, d’une projection subjective rappelant que l’humain ne saurait se réduire à une dimension fonctionnelle, un objet aux prises avec ces dispositifs formels qui nous envahissent. Ce sont ces interrogations, ces expériences de l’Homme-au-monde, ces émotions éprouvées que Chazme cherche à capturer dans son élan créatif. La colorimétrie de l’abstraction exprime sans doute ce que les mots échouent à dire quand ils cherchent à saisir les sensations diffuses et insondables qui nous traversent lorsque les espaces semblent conformer nos existences.
Une adolescence entre deux mondes et les premières expérimentations picturales
La peinture s’est très vite imposée comme un moyen d’expression privilégié pour Chazme. Ses premières expériences picturales commencent vers l’âge de 12 ans. Une manière aussi d’affirmer sa propre voix, aux côtés d’un père musicien classique ayant à cœur de l’initier au langage des notes. La partition de Chazme sera une palette de formes et de couleurs. L’enfance et l’adolescence se déroulent dans un va-et-vient entre la Suisse où il est né et la Pologne où il vit en partie. Dans les années 80 et 90, ce sont deux visions du monde qui s’opposent, avec des rapports à l’espace éminemment contrastés. Comment passer de l’une à l’autre, quelles nuances décliner entre deux figures archétypiques ? Autant d’influences souterraines qui ont sans doute nourri les réflexions de l’artiste en devenir.
Les réalisations murales in situ : une abstraction architecturale
Chazme s’intéresse au graffiti, à l’époque en plein essor et d’un niveau déjà abouti en Suisse alors que balbutiant en Pologne au rythme d’une liberté artistique à conquérir. Il commence par œuvrer le plus souvent en duo avec l’artiste Sepe, en combinant leurs propos artistiques : l’univers architectural de Chazme et les personnages de Sepe pour des scènes urbaines entre abstraction et figuration qui se déroulent sur les murs des grandes villes. À ses débuts, Chazme s’est intéressé aux portraits et au figuratif avant d’affirmer son orientation vers l’abstraction. Aujourd’hui, pour ses fresques murales, il prend pour cadre la structure du bâtiment à fin d’y intégrer les formes de ses compositions, de sorte que le résultat se confond avec un environnement ainsi prolongé et livré à un nouveau regard. Chazme s’est imposé sur la scène urbaine mondiale, sollicité par des institutions pour des réalisations in situ ou invité à participer à des festivals urbains, d’art et d’architecture. On pourra admirer son travail sur les murs de Varsovie, Lodz, Gdansk, ou encore en Italie (Fondi, Assago, Formia), Budapest, Washington, Richmond, Taiwan, et reconnaître son univers singulier de géométries verticales et de couleurs oniriques.
Le mur et la toile, deux pratiques parallèles
Au commencement de sa pratique, les deux supports d’expression que sont le mur et la toile sont différenciés dans l’approche de Chazme comme deux entités créatrices autonomes. La manière de travailler, le rapport au temps, ne sont pas les mêmes. Ce n’est qu’avec l’avancement de sa recherche picturale que les deux pratiques ont pu se rejoindre et se nourrir mutuellement dans le travail de Chazme. Les projets muraux sont certes préparés en amont mais l’artiste ménage toujours la part d’improvisation in situ, car sa démarche entend inscrire la réalisation dans la perspective architecturale existante afin que son apport apparaisse comme un prolongement de la géométrie du construit et comme une ouverture à un autre horizon possible, portée par l’atmosphère qui émane de la couleur. En atelier, la possibilité d’expérimenter des techniques, de déployer de nouveaux univers formels et de nouvelles sensations chromatiques sans contrainte temporelle nourrit le développement de l’œuvre et ses nouvelles orientations.
HAZE, 2022
Acrylique sur toile
Œuvre unique, signée
H70 x L70 cm
IT’S COLD OUTSIDE, 2022
Acrylique sur toile
Œuvre unique, signée
H70 x L70 cm
Le travail sur la couleur, essentiel et gagnant en amplitude.
La palette de couleur s’est enrichie au fil de la recherche. Au départ limitée, avec une prédilection pour des effets tamisés, pour des compositions d’où émanaient une forme de quiétude, la couleur se fait plus diverse et contrastée aujourd’hui, pour capter la cinétique des paysages urbains, les dynamiques des flux et le fracas permanent. L’artiste déploie désormais toute une gamme chromatique en fonction des sujets qu’il aborde dans ses œuvres, au fil des réflexions qui l’inspirent. La recherche colorimétrique devient un élément central quand Chazme s’intéresse aux sensations venues de l’intériorité s’agissant de la confrontation à l’organisation de l’espace. La ville, le design urbain, cristallisent tous les sujets qui percutent l’Homme dans le processus de mutation civilisationnelle. Ainsi, la richesse et l’amplitude chromatiques rendent compte d’un inépuisable questionnement sur ce qui se joue à l’ombre des buildings concentrés dans la cité.
LIVE MUSIC, 2022
Acrylique sur toile
Œuvre unique, signée
H80 x L60 cm
Des références architecturales
De ses études d’architecture, Chazme nourrit un intérêt particulier et précieux pour l’urbaniste danois Jan Gehl, soucieux de préserver l’échelle humaine de la marche et de la déambulation dans le design des villes, ménageant la vie entre les lignes, la rencontre plutôt que la circulation et l’agglomération. Façonner la ville pour lui permettre de renouer avec sa portée démocratique de « polis » et non construire selon une approche techniciste et fonctionnelle. Chazme apprécie l’architecte Tadao Ando pour ses conceptions ouvertes aux éléments naturels, où le béton ne rime pas avec oppression. Jean Nouvel pour ses formes épuré, Walter Gropius et le Bauhaus, Mies Van Der Rohe et le Brutalisme, Alvar Aalto et le fonctionnalisme, ou encore les orientations plus récentes du déconstructivisme en architecture sont autant de repères et références qui animent son œuvre. Parfois, certains buildings spécifiques par leur style ou iconiques d’une époque apparaissent dans les compositions sur toile de Chazme, comme une citation architecturale, lorsqu’elle permet d’appuyer le propos pictural propre à l’œuvre.
MAGIC HOUR, 2022
Acrylique sur toile
Œuvre unique, signée
H70 x L70 cm
INERTIA, 2022
Acrylique sur toile
Œuvre unique, signée
H70 x L70 cm
Les œuvres de Chazme à découvrir lors de l’exposition group show Projections
Pour l’exposition Projections présenté par Hatchikian Gallery et la maison de production d’art Quai 36 durant le premier trimestre 2023, Chazme a créé des œuvres qui reprennent plusieurs orientations de son travail, venues de différentes techniques et matériaux, convoquant différentes gammes chromatiques, afin d’ aborder une pluralité de sujets et de permettre aux spectateurs d’apprécier toute l’amplitude de sa recherche esthétique. Naturellement, l’intérêt de Chazme pour la topologie urbaine l’amène à explorer la dimension du relief et à ouvrir sa recherche à la sculpture, une évolution qui semble en effet s’inscrire dans la lignée de son prisme architectural, et qui prolonge la quête de l’abstraction d’une multitude de volumes possibles.
L’ultra moderne solitude de l’homme urbain postmoderne apparaît comme le revers du design des concentrations spatio-temporelles dans les compositions de Chazme, mais pourtant pas comme une une fatalité : l’art est cet insaisissable qui résiste à l’objectivation de l’homme dans les dispositifs formels fonctionnels, qui réintroduit par un langage visuel et chromatique une poétique de nuances existentielles complexes, une narration symbolique qui traverse les murs pour découvrir que l’essentiel se cache au-delà, dans les perspectives et leurs interstices.
